Il vous en reste un peu sur la joue [ Fe Aliénor ]

Il vous en reste un peu sur la joue...
Richard Rahl & Aliénor de Maurpassant

Aliénor avait un petit creux, ce qui n'avait rien d'étonnant en soi puisqu'elle était toujours affamée. Elle parvenait très rarement à se sustenter totalement. Son plus fameux repas restait sans nul doute celui qu'elle avait fait lors de la Révolution Française. Elle avait pris un malin plaisir à profiter du chaos général pour saigner quelques aristocrates dont elle n'aimait pas les perruques. Porter des perruques, c'était bien là une faute de goût, surtout que la "jeune" femme avait de si beaux cheveux... Même si elle ne cautionnait en aucun cas cette Révolution ridicule, elle en avait bien profité. Quel vampire n'en aurait pas fait autant, à sa place ?

Ses sombres souvenirs lui mirent l'eau à la bouche, c'est donc naturellement qu'elle se dirigea vers la demeure qu'elle observait depuis un petit moment. Elle avait espionné ses habitants et s'était aperçu qu'il ne s'agissait que de fripons de bas étage. Des bandits, des voleurs, peut-être même criminels. Ils ne manqueraient donc à personne et on remercierait même Aliénor de débarrasser la nation de ces rebuts de l'humanité. Elle s'imaginait déjà, vêtue d'une longue robe rouge d'un grand couturier, monter sur scène tandis qu'on lui remettait l'oscar du Meilleur Vampire Tous Siècles Confondus. Elle aimait penser à ce genre de choses, ça la faisait rêver. Aliénor avait l'âme d'une star, finalement. Et vu comment évoluait le monde, elle ne serait pas surprise que ce genre de récompenses voit le jour. Elle serait la première à participer, ou mieux que cela, on l'implorerait de venir y assister, on lui offrirait de jeunes vierges pour qu'elle puisse s'amuser en coulisses... Elle en salivait d'avance.

Mais bon, la réalité n'était pas trop noire non plus. Elle était entrée sans encombre dans la demeure, avait facilement tué le premier homme qui buvait une canette de bière. D'ailleurs, son sang avait un goût immonde, elle avait été très déçu. Quitte à boire de l'alcool, il aurait pu faire l'effort, au moins par respect pour elle, de boire un petit Chardonnay ou du champagne. Ces hommes, tellement vulgaires ! Elle planta à peine ses dents dans son cou trop flasque, et se recula, dépitée.

Heureusement, le second était délicieux. Elle le trouva dans le salon, levant une arme vers elle. Il était mignon.

"Tout doux mon petit. Tu ne voudrais pas blesser quelqu'un, n'est-ce pas ?" avait-elle dit d'une voix calme, hypnotique.

Il n'en avait pas fallu plus à l'homme pour lâcher son arme. Alors, elle s'était avancée vers lui, tranquillement, sans le lâcher des yeux, et lui avait fait pencher la tête sur le côté pour avoir une meilleure prise. Hum... Rien ne valait le sang d'un assassin, pourvu qu'il ne soit pas imbibé de bière. Elle le serra contre elle tandis qu'elle buvait, proche de l'extase. Il ne pesait pas plus qu'une plume dans ses bras, même si son corps s'alourdissait à mesure qu'il perdait connaissance.

Soudain, une autre odeur s'engouffra dans ses narines. Une odeur qu'elle connaissait. C'est la raison pour laquelle elle n'arrêta pas son activité favorite, préférant vider le pauvre humain jusqu'à ce qu'il soit desséché. Pourtant, il fallut que l'intrus la déconcentre :

"Ca va ? C'était bon ? Pas trop mauvais, épicé ? Non je demande parce que vous en avez encore un peu sur la joue."

Aliénor relâcha alors la pression de ses dents contre la peau déchirée du cou, et laissa le cadavre s'écrouler sur le sol. Là, elle laissa échapper un petit soupir de contentement, et levant les yeux vers Richard, elle esquissa un sourire rouge de sang.

"C'était délicieux. Je n'avais pas mangé aussi bien depuis des siècles ! A mon avis, cet homme avait commis bien des méfaits, mais ça rend la chair encore plus tendre."

Se souvenant qu'il lui avait dit qu'elle était barbouillée de sang, elle sortit un mouchoir brodé de sa manche et tapota ses joues avec. Puis elle le rangea, tout aussi tranquillement que si elle venait de manger une glace. D'autres cadavres jonchaient la pièce, à croire que sa soif avait été particulièrement destructrice, cette fois-ci. Elle vit Richard se pencher sur celui qui était le plus proche de lui, après avoir rangé sa baguette. C'était touchant de constater qu'il se sentait protégé avec un simple bout de bois. Elles ne comprendraient jamais vraiment les sorciers.

"Est-ce que je perçois quelque reproche ?" demanda-t-elle avec un sourire espiègle. "Vous n'aviez qu'à venir plus rapidement. Je mange à heure fixe. Je vous en aurais laissé si j'avais su que vous passeriez. Vous savez que je partage... tout."

Elle accentua son sourire et se détourna du cadavre qui était à côté d'elle pour s'approcher de Richard. Enigmatique, elle l'observait. Une pensée s'insinuait dans son esprit, peu à peu, tandis qu'elle plissait imperceptiblement les yeux. Il était curieux de rencontrer cet homme une nouvelle fois en si peu de temps. Etait-ce un admirateur secret ? La pistait-elle ? Ou la suivait-il pour une autre raison, plus inquiétante ?

Dans le doute, elle préféra rester à une distance convenable de lui. Sait-on jamais. Elle songea qu'elle devenait bien trop méfiante avec le temps.

Apparemment, Richard ne lui en voulait pas outre mesure d'avoir dévoré ses cibles, étant donné sa réaction plutôt humoristique. De toutes façons, Aliénor ne se serait pas abaissée ou excusée pour si peu. Après tout, qui va à la chasse perd sa place. C'était un dicton bien connu.

Elle ne savait pas exactement ce qui allait suivre cette seconde rencontre. Certes, le voir de nouveau ravivait de fiévreux souvenirs lorsqu'ils avaient été enfermé dans une demeure qui avait essayé de les tuer, mais en dehors de ce moment passé, on ne pouvait pas dire qu'ils avaient grand-chose en commun, mis à part un goût prononcé pour le meurtre. Qu'allait-il lui proposer ? Une balade au clair de lune ? Un dîner (non, c'était inutile, elle venait de manger) ? Un cinéma ? Que pouvait-il bien passer dans la tête de ce tueur ?

Elle le sut quelques secondes plus tard. Il venait de faire une proposition indécente, qui l'avait profondément offensée. Elle le considéra un instant, n'essayant même pas de cacher sa mine perplexe, et l'observa de haut en bas, puis de bas en haut, si arrogant dans son confortable petit fauteuil. Comment osait-il ? Se mesurer à elle, quelle folie !

"N'êtes-vous pas quelque peu suicidaire ?"

Les mots franchirent ses lèvres avant même qu'elle ne puisse les retenir, tant son étonnement était grand. Elle le dévisageai sans vergogne, incapable de dire autre chose, puis soudain, éclata de rire. Elle renversa la tête en arrière, un fou-rire incontrôlable s'emparant d'elle, puis se calma quelques secondes plus tard, mettant sa main devant sa bouche pour retenir un dernier gloussement.

"Vous êtes absolument unique, Monsieur Rahl." dit-elle sans pouvoir s'empêcher de sourire. "Jamais encore un mortel ne m'avait fait une proposition telle que la vôtre. Votre courage est grand, mais je doute que vous ayez autant d'endurance. Après tout, vous n'êtes qu'un homme."

Ces propos, dans sa bouche, étaient particulièrement rabaissants. Malgré tout, une sorte de curiosité la titillait. Ce petit jeu était très tentant... mais aussi incertain. Elle savait très bien qu'il était fou de vouloir la combattre, lui-même le reconnaissait, mais elle possédait également des faiblesses. Face à un assassin surentraîné qui connaissait de nombreuses techniques de combat, qui avait une baguette et peut-être des armes blanches cachées un peu partout dans ses vêtements, elle n'avait guère de chances de le maîtriser. Comme elle l'avait dit, sa seule chance était de l'avoir à l'usure. C'était bien connu, les mortels se fatiguaient plus vite.

Amusée, elle s'approcha de lui et une fois face à lui, elle se pencha en avant pour mieux l'observer. Son regard perçant plongea dans le sien, indéchiffrable, puis un nouveau sourire fendit son visage d'ange.

"Ne vous en faites pas, je n'userai pas de mon don. Il est inutile sur les hommes d'exception. C'est bien dommage, d'ailleurs..." déclara-t-elle d'un ton rêveur. "Mais soyons un peu pragmatiques : par quoi voulez-vous qu'on commence ?"

Elle se tut volontairement, afin de le laisser réfléchir à ce qu'elle pouvait bien vouloir dire par là. Elle ne cessait de le regarder, ses yeux frénétiques en quête du moindre tressaillement ou ride d'expression, et finalement se redressa pour lui tourner le dos, joignant les mains sur son giron d'un air posé.

"Voulez-vous un thé, une boisson fraîche ? Nous ne sommes pas des barbares. Nous pouvons prendre le temps. Et puis, je n'ai jamais commencé un combat en ayant discuté avec la personne avant. C'est assez déstabilisant, vous ne trouvez pas ? A moins que vous ayez une meilleure idée pour l'entrée en matière ? Je suis de nature conciliante. Mon père m'a toujours dit que c'était une grande qualité chez une femme. C'est ce qui m'a encouragée à le tuer mais ça n'en reste pas moins une vertu."

Elle disait tout cela avec un calme désarmant, comme si le fait de raconter son passé dans lequel elle avait tué son géniteur était une banalité totale. Malgré tout, sans en avoir l'air, elle restait sur ses gardes, même si son intuition lui disait que Richard n'attaquerait pas comme un forçat. Il était plus raffiné. Et puis, parler avec lui n'était pas déplaisant. C'était d'ailleurs bien triste de devoir s'affronter dans un combat à mort. Elle le regretterait, c'est certain.

Aliénor eut un petit sourire un peu figé et évanescent en entendant sa première réplique. Bien trop téméraire... Inutile de nier le double-sens dans ses paroles, elle avait très bien saisi l'idée, mais elle ne préféra rien répondre, se contentant de l'observer avec une exaspération à peine dissimulée. Elle n'appréciait guère les hommes trop vantards, car leurs prouesses dont ils se vantaient étaient bien souvent très décevantes. De toutes façons, à ce jour, un seul mortel avait su la combler de ce côté-là, et elle n'allait certainement pas se laisser berner par cet assassin un peu trop sûr de lui. De toutes façons, elle n'était pas là pour ça. Il voulait un combat, et elle allait lui en donner un dont il se souviendrait toute sa vie. Tout en le scrutant, elle se demandait quelle partie de son anatomie elle allait arracher. Ce serait le meilleur moyen de rendre le tout inoubliable pour lui, et surtout, de lui faire ravaler sa fierté. C'était tout de même dommage de l'abîmer, mais après tout, elle n'était pas responsable, c'était lui qui avait lancé les "hostilités"...

Puis, elle lui avait tourné le dos et avait senti du mouvement derrière elle. Il s'était sûrement levé de son fauteuil. Elle ne tressaillit pas, restant parfaitement calme. Elle entendait le moindre battement d'ailes, la moindre respiration de l'homme. Lorsqu'il parla d'une voix feutrée, elle ne sursauta pas, elle l'avait senti approcher. Malgré tout, elle frémit légèrement tandis qu'il passait tout à côté d'elle pour se diriger vers le bar. Il était malin. Il savait comment attiser son excitation pour le combat à venir. Mais il ne fallait pas qu'elle se laisse aller dès maintenant. Agir dans l'impulsivité n'était pas une bonne chose. Il fallait savoir prendre son temps, savourer chaque instant, même si la vie s'étirait inlassablement. Elle ne perdait jamais une occasion de s'amuser.

Elle le regardait alors qu'il lui tournait le dos à son tour ; seul le bruit du goulot de la bouteille s'entrechoquant contre le verre venait troubler le silence qui s'était installé. Puis, l'homme le rompit en disant quelques mots sans réelle importance. Aliénor le laissait volontiers boire à sa guise, elle se sentant déjà rassasiée. Elle lança un regard par la fenêtre poussiéreuse et distingua la lune et les étoiles au travers. Une nuit sans nuage, absolument parfaite. Puis, une odeur de sang frais s'engouffra dans ses narines. Son cerveau stimulé chercha aussitôt la source de cet exquis parfum, et elle plissa les yeux avec un rictus amusé en voyant Richard lui tendre un verre rempli d'un tiers de sang. Si peu... Il aurait pu faire un peu plus d'effort.

"Vous n'êtes pas très généreux..." dit-elle en prenant le verre d'un air faussement déçu. "Il s'agit de la bande annonce ? Vous savez que ce n'est pas prudent de faire goûter son sang à une vampire... Je vais m'imprégner de vous et ensuite, je risque de vouloir vous manger tout crû. Vous n'aurez aucun moyen de faire arrêter cette obsession. A partir du moment où ma bouche y goûtera, le simple fait que vous existiez me sera insupportable. Il faudra absolument que votre coeur ne batte plus. Etes-vous sûr de vouloir prendre ce risque ?"

Au moins, elle était sincère. Elle voulait qu'il soit au courant de tous les risques. Après tout, il avait été tellement gentleman de lui exposer le contrat sur sa tête sans détour, qu'elle devait bien lui rendre la pareille. D'un autre côté, elle se doutait qu'il savait déjà ce que goûter le sang d'un mortel encore vivant impliquait. Si elle le faisait, il deviendrait un jouet qu'un agite devant son nez et qu'elle ne peut avoir. Elle chercherait donc à l'attraper à tous prix. Un peu comme un chat face à un bout de ficelle. La comparaison était niaise, mais elle ne pouvait combattre ses profonds instincts vampiriques.

Puis, il lui parla de son père à son tour, et du fait qu'il préférait la laisser commencer la lutte. C'était trop aimable, mais elle ne se sentait pas d'humeur belliqueuse. Le fait de ne pas avoir encore trempé ses lèvres dans le sang devait y être pour beaucoup. D'ailleurs, elle ne savait pas pourquoi elle retardait tant l'échéance. Peut-être qu'elle appréciait cette compagnie inattendue, d'une certaine façon. Habituellement, lorsqu'elle sortait chasser, elle ne cherchait pas de discussion particulière. Elle mordait, elle tuait, et elle rentrait chez elle. Ce mode de vie était parfois ennuyeux, alors un peu de conversation ne faisait pas de mal, surtout qu'elle ne connaissait pas grand-monde hormis le Ministre du Grand Nord et ses Aurors. Elle eut d'ailleurs une pensée pour Vladimir, avec qui les retrouvailles avaient été plutôt sportives, il y avait seulement quelques jours de cela. Elle avait normalement prévu d'aller lui rendre visite après avoir pris son dîner, mais étant donné les circonstances, il faudrait reporter tout cela à plus tard. En effet, elle ne se voyait pas demander à Richard de retarder leur combat de quelques jours. Ce ne serait guère poli, et s'enfuir n'était pas envisageable. Ce serait mal venu et la ferait passer pour lâche.

"Qu'est-ce qui a pu pousser un garçon aussi charmant que vous à devenir un assassin ?" se demanda-t-elle à voix haute, plongeant son regard dans le sien. "Vous n'avez pas l'allure d'un mercenaire... Si je devais émettre un avis, je dirais que vous ressemblez plutôt à un joueur de tennis... sans vous offenser, bien sûr."

C'était une réflexion qu'elle venait de lui faire partager involontairement, mais de toutes façons, elle n'était pas du genre à garder ses pensées pour elle. Peut-être que c'était cette remarque qui allait mettre le feu aux poudres, qui sait ? Peut-être était-il susceptible ou qu'il ne supportait pas le tournoi de Roland-Garros... Elle n'en était pas friande non plus, mais en attendant, elle avait ré-engagé la conversation. Après tout, autant mieux connaître son adversaire, de ce fait, il serait plus facile à vaincre. Ou tout du moins, à affaiblir.

"C'est vous qui souhaitez ce combat, alors je vous invite à l'engager." dit-elle tout en faisant tinter son verre contre le sien avec un sourire charmant. "C'est très galant de me céder votre place, mais je n'en ferais rien. J'aime les hommes entreprenants."

Ainsi, il était au courant des risques. Il n'en paraissait que plus fou à ses yeux. Ou alors, c'était un génie qui cachait bien son jeu. Après tout, peut-être se préparait-il à un dessein plus grand, révélant sa vraie nature lors du combat ? Elle ne pensait pas qu'il soit intelligent à ce point-là mais il fallait penser à toutes les éventualités, afin de ne pas se laisser surprendre. En attendant, il avait répondu à son idée par rapport au joueur de tennis, idée qui ne lui paraissait plus si importante à présent, puisqu'il avait occulté l'essentiel : à savoir la raison qui l'avait poussée à devenir un meurtrier. Avait-il omis cette partie là volontairement ou non ? Elle ne le connaissait pas assez pour le dire, ou alors il faisait partie de ces hommes qui jugeaient que parler de leur passé était inutile en pareilles circonstances. Il ne se livrait pas facilement. Traumatisme lié à l'enfance ? Abandon par rapport à la mère ? Beaucoup d'hypothèses pouvaient en être le facteur, mais Aliénor ne préféra pas s'attarder là-dessus. Elle jouerait à la fine psychologue plus tard. Elle aimait beaucoup étaler sa science, surtout lorsqu'il s'agissait de jouer au docteur... Mais pour l'instant ce n'était pas le moment.

Richard s'éloigna d'elle pour retourner vers le mini-bar, et là, il posa son verre de whisky sur le comptoir. Repensant au fait qu'elle tenait elle aussi un verre dans sa main, elle l'enveloppa d'un regard gourmand avant de le porter à ses lèvres. Hum... pas mauvais. Dommage, le sang était presque froid. Elle n'aurait pas dû attendre aussi longtemps pour le déguster. L'hémoglobine refroidissait si vite... C'était bien plus exquis lorsqu'elle jaillissait du corps directement dans sa bouche à température ambiante. Mais bon, on s'en contenterait pour l'instant. Comme elle l'avait prévu, le sang de Richard avait une saveur particulière. Il fallait être œnologue pour vampires afin de comprendre que chaque sang avait un goût subtilement différent. C'était en quelque sorte l'identité de la personne qu'on buvait à gorge déployée, sa vie qu'on absorbait. Aliénor termina son verre et se sentit enivrée. Richard avait commis bon nombres de méfaits aussi horribles que savoureux, c'était un véritable plaisir de boire à la source même de cette vie. Elle n'eut bientôt plus qu'une seule idée en tête : faire en sorte que cette vie lui appartienne. Par n'importe quel moyen.

"Vous avez très bon goût." dit-elle, le souffle court. "Je vous plains sincèrement."

A présent, impossible de faire machine arrière. Elle essayait de se contrôler pour ne pas aller directement lui arracher la tête, car elle se souvenait tout de même des bonnes manières. Le fixant, elle restait donc debout à quelques mètres de lui, tandis qu'il sortait toute une série de petits couteaux qu'il fit disparaître d'un coup de baguette. Aliénor esquissa alors un petit sourire. Elle avait très bien compris ce qu'il préparait. Très astucieux, mais pour que ça fasse son petit effet, il aurait fallu qu'il ne lui montre pas les couteaux du tout. Tant pis, ils n'allaient pas jouer à cache-cache non plus ! Il fit un mouvement rapide de baguette magique, et elle devina qu'il avait lancé les couteaux dans sa direction. Elle resta parfaitement immobile, écoutant le son qu'ils produisaient dans l'air. Un bruit léger, un sifflement... Elle évita le premier, puis le second, bondissant sur le côté. Elle entendit alors le troisième siffler au-dessus de son oreille, passant très près de sa joue. Elle eut la curieuse impression que les couteaux sentaient où elle se trouvait. Richard avait-il poussé le vice plus loin ? Ne s'attardant pas sur cette idée, puisqu'en pareille circonstance la rapidité est de mise, elle attrapa un grand miroir qui était accroché au mur et s'en servit comme bouclier. Elle entendit alors les couteaux s'entrechoquer dessus, mais à la manière d'un boomerang, ils furent renvoyés à l'expéditeur. Elle en profita pour lui lancer également le miroir qui tournoya sur lui-même, brillant et aveuglant dans la lumière des candélabres, et qui donnait l'impression d'être une scie géante, argentée. Aliénor avait visé la tête, si jamais il se laissait distraire par les petits couteaux invisibles, il risquait de finir décapité.

"Vous n'auriez pas dû ranger votre baguette !" s'écria-t-elle en ne pouvant s'empêcher de sourire d'un air carnassier.

Un vrai débutant... Elle avait des siècles d'expérience ! Voilà ce qui arrivait lorsqu'un simple mortel voulait se mesurer à plus grand que lui. Elle verserait tout de même une petite larme s'il venait à mourir. Elle pouvait se montrer compatissante, de temps à autre. Elle n'était pas comme ça.

Finalement, elle était plutôt contente qu'il ait su intercepter quelques couteaux et évité le grand miroir. Quoiqu'elle imaginait très bien sa tête empaillée dans son salon. Elle aurait été à merveille avec le tapis et la grande bibliothèque... mais passons, elle n'arriverait à rien tant que ce genre de pensées lui traverserait l'esprit. Il fallait se montrer plus concentrée, car le coup des couteaux était trop facile ; elle se doutait bien que Richard avait d'autres atouts dans sa manche, et que ceci n'avait été qu'un échauffement pour elle comme pour lui.

Son doute se transforma en certitude lorsqu'elle le vit sortir une arme nettement plus moderne qui lui fit froncer les sourcils de mécontentement. Elle n'aimait pas les revolvers ou les choses du même genre. Cela tuait trop rapidement, ce n'était pas drôle. Mais elle n'eut pas le temps de montrer davantage sa désapprobation qu'elle entendit les balles siffler droit sur son coeur. Il était mignon, mais il n'espérait pas la tuer en touchant un organe qui ne battait plus depuis longtemps ? S'éclipsant à une vitesse trop rapide pour des yeux humains, même entraînés, elle évita les balles qui heurtèrent les vitres derrière elle et les explosèrent. Parfait, ce bruit très bref allait concentrer Richard sur cet endroit, même si ce n'était que pour un court instant, ça lui suffisait. Le cerveau humain était tellement limité... Il avait besoin de deux secondes pour réagir, et c'était plus qu'il en fallait pour ce qu'elle comptait faire. Profitant du bruit ambiant, elle courut jusqu'à lui si vite qu'il ne la vit pas arriver. D'ailleurs, elle semblait glisser, ses pieds touchaient à peine le sol.

Elle passa derrière Richard à une vitesse fulgurante. D'une main, elle saisit l'homme par le cou tandis que de l'autre, elle attrapai son bras qui tenait l'arme pour la baisser et vider le chargeur. Les balles qu'elle contenait tombèrent en pluie sur le sol, dans un bruit étrangement gracieux et chantant. Profitant de l'avoir à sa merci, Aliénor relâcha quelque peu la pression de sa main sur sa gorge mais posa ses ongles contre la chair tendre de sa jugulaire, prête à griffer. Elle esquissa un petit sourire de victoire, et, approchant sa bouche de son oreille, elle murmura d'un ton suave :

"Je n'ai jamais aimé les armes à feu. J'espère sincèrement que vous n'avez pas utilisé toutes vos cartes, car cela me déplairait de devoir vous tuer maintenant."

Elle sentait son odeur, si proche... Il lui suffisait d'entrouvrir les lèvres pour s'en délecter entièrement. Elle fut tentée de le faire, mais elle attendit encore un peu, curieuse de voir s'il allait trouver un moyen de lui échapper. Ses ongles particulièrement coupants étaient contre son cou ; elle lui maintenait toujours le bras, et en accentuant davantage la pression sur son poignet, elle parvint à lui faire lâcher l'arme, de toutes façons inutile puisqu'elle était vide. Le corps à corps venait de commencer. Un sourire carnassier apparut sur les lèvres d'Aliénor. Le meilleur était à venir.

"Le loup serait-il devenu l'agneau, monsieur Rahl ?" susurra-t-elle rien que pour faire monter la tension.

Il avait vite pris le dessus, le scélérat. Surprise, elle avait basculé en avant et s'était rapidement retrouvée face contre terre, avec quelque chose qui lui bloquait la nuque, l'empêchant de bouger le haut du corps. Avoir la joue collée contre le sol était très désagréable, même si avec la violence du choc, elle sentit une chaleur bienfaitrice lui envahir la bouche et s'écouler lentement de ses lèvres entrouvertes, alors qu'une douleur sourde élançait sa mâchoire. Mmh... Quel délice de goûter son propre sang en pareille situation. Cela la revigora, lui fit oublier sa faiblesse du moment. D'ailleurs, cela n'avait été qu'une seconde d'inattention, et puis elle n'en voulait pas à Richard de s'être défendu. Il était dans ses droits, c'était un combat "amical" dirons-nous... Tout du moins jusqu'à ce qu'elle se lasse et décide de conclure, ou dans le cas où l'homme serait si amoché et méconnaissable qu'il faudrait abréger ses souffrances. Tout en rêvant à ce moment, et tandis qu'elle était toujours à plat ventre, elle ramena rapidement sa jambe en arrière et l'étendit. Son pied aussi fin et solide que celui d'une danseuse de ballet heurta violemment la tête de l'homme, qui relâcha la pression qu'il exerçait sur sa nuque et le haut de son corps. Elle profita de ce moment pour se relever, tranquillement, et, passant un doigt sur ses lèvres pour en essuyer les quelques gouttes de sang, elle déclara :

"J'ai toujours été très souple. C'est toujours très utile dans les corps à corps... Qu'ils soient belliqueux ou d'une autre nature."

Elle esquissa un petit sourire et, sans prévenir, attrapa l'homme par le menton pour lui faire pencher la tête. Elle inspecta alors l'endroit où elle l'avait frappé. C'était au niveau du front, déjà perceptible car cela formait une petite bosse rouge. Aliénor passa une main étonnamment douce dessus, même si elle fut tentée de refermer ses ongles sur son crâne, rien que pour s'amuser encore un peu.

"Cela va faire un hématome, je le crains." dit-elle d'une voix faussement inquiète. "Je n'ai pas eu l'impression de frapper fort, pourtant... Soit je ne sens pas ma force, soit vous êtes très fragile."

Elle plongea son regard dans le sien ; sa main effleurait sa joue à présent. Impassible, la vampire semblait attendre quelque chose. Puis, elle lui fit une petite tape sur la joue et se détourna de lui pour aller s'observer dans les éclats du miroir, épars derrière le mini-bar.

"Oh, quelle horreur !" s'écria-t-elle soudain, portant une main à son coeur.

Il y avait une chose capable d'effrayer Aliénor de Maurpassant. Ce n'était ni une hécatombe, ni un champ de bataille ravagé, ni un écartèlement, et encore moins une éviscération sur un mortel encore conscient. Non, la seule chose capable de lui arracher un cri d'effarement, c'était de se voir décoiffée et mal vêtue.

"Avez-vous une brosse à cheveux ?" demanda-t-elle.

Tout en parlant, elle avait levé un sourcil, lançant un regard désabusé aux éclats de miroir qui lui renvoyaient mille reflets. Un homme tel que lui ne devait pas être armé face à ce genre de situations. Il était plus du style à finir dégoulinant de sueur et mal rasé sans penser une seule seconde à prendre une douche. Brr. Elle en frissonna rien que d'y penser. Heureusement, pour l'instant, il était toujours présentable. Aliénor s'approcha davantage du miroir brisé et s'aperçut alors que son diadème avait perdu quelques perles. Quel gâchis... Elle l'avait dans son coffret à bijoux depuis le XVIème ! Autant dire qu'il était aussi vieux qu'elle ! Elle leva la main et avec une moue agacée, le fit glisser de ses cheveux puis le laissa tomber par terre. Il émit un bruit de cristal qui se brise, et Aliénor ferma les yeux un court instant sur cette triste réalité. Rien n'était plus terrible que de voir un objet si précieux réduit à néant.

Elle inspira profondément et souleva les paupières, quelques secondes plus tard, trouvant curieux que pendant tout ce temps, Richard n'en ait pas profité pour l'attaquer. Que faisait-il ? Etait-il déjà épuisé ? Elle arrangea un peu ses cheveux, et déclara sans lâcher le miroir brisé des yeux :

"Vous êtes déjà épuisé, Monsieur Rahl ? C'est dommage, j'avais très envie de poursuivre un peu notre entrevue. Surtout qu'à présent, j'ai de bonnes raisons de vous en vouloir. Vous avez détruit mon diadème préféré."

Cette phrase pouvait sonner de façon idiote si Aliénor n'avait employé un ton implacable, sans son habituel petit sourire en coin. Elle était bien décidée à lui faire payer. Sa valeur était inestimable. Elle tourna enfin la tête à 'lendroit où il était censé se trouver, mais un air surpris se peignit sur son visage lorsqu'elle se rendit compte qu'elle était seule dans la pièce. L'odeur de l'homme avait disparu. Elle s'était tellement focalisé sur le miroir et le diadème qu'elle avait totalement occulté cela ! Où était-il ? Avait-il eu peur d'elle ?

Elle eut un petit rire et se redressant, elle s'écria, écartant les bras pour mieux lui montrer qu'elle s'offrait totalement :

"Alors, c'est tout ? Je n'aime pas beaucoup les parties de cache-cache. Me mettre en colère n'est pas la meilleure des idées, vous savez..."

Elle ne parlait pas seule, elle sentait encore sa présence même si son odeur était curieusement absente. Mais elle n'avait pas envie de chercher. Non, elle préférait voir ce qu'il avait prévu pour elle. C'était un homme plein de ressources, elle se sentait grisée à l'idée de savoir où il se trouvait et ce qu'il avait préparé. Le petit malade.

Un subtil bruit de verre que l'on piétine alarma tous ses sens, et elle perdit un court instant de sa superbe pour se concentrer avec attention. Avant d'avoir pu esquisser un geste, elle sentit un bras passer sous le sien et un métal froid et coupant caresser sa joue. Puis, elle entendit la voix de Richard contre son oreille. Le perfide s'était désillusionné et avait camouflé son odeur, mais à présent qu'il la tenait contre lui, elle pouvait tout de même le sentir, et ne s'en privait pas. Inspirant profondément, elle esquissa un sourire qui se transforma vite en grimace de douleur lorsque le couteau passa sur sa joue et sa nuque, y laissant une fille entaille.

Elle ouvrit la bouche pour répliquer mais à cet instant précis, une violente douleur irradia son flanc gauche, lui arrachant un cri. Le scélérat avait sorti un autre couteau et s'était permis trop de choses avec ! La vampire sentit alors quelque chose tomber avec légèreté. Elle baissa les yeux sur sa robe et découvrit alors que tout le côté gauche avait été lacéré par la lame, et gisait à présent sur le sol. Quelle infamie ! Une robe bleu-argenté en soie ! Savait-il seulement combien cela pouvait coûter ? Elle eut l'envie subite de lui arracher les yeux pour les lui faire manger après l'avoir scalpé pour qu'il ne se rende pas compte de ce qu'il faisait. Oui, il fallait lui faire payer cet affront. C'était absolument impardonnable ! Il la mit totalement en fureur lorsqu'il crut lui apprendre un dicton qu'elle connaissait déjà. L'imbécile... savait-il que mettre une vampire en colère était plus dangereux que de foncer à 200KM/H à bord d'une voiture Moldue ? Apparemment, il se croyait fort, trop fort, c'était d'ailleurs ce qui allait le perdre. Pour le moment, Aliénor était tellement estomaquée et brièvement aveuglée par la douleur, qu'elle resta parfaitement immobile, l'écoutant simplement parler. Puis, elle retrouva son sens de la répartie. La douleur s'estompait déjà, ou tout du moins, elle s'y habituait vite. Après tout, être constamment entre la vie et la mort était déjà une souffrance perpétuelle. Elle avait appris à vivre avec.

"Ne vous réjouissez pas trop vite." dit-elle d'un ton acide. "Ceux qui se sont comportés comme vous n'ont jamais vécu très longtemps. Je déteste les hommes insolents."

Et, comme lui l'avait fait auparavant, elle bascula brusquement en avant pour le faire voler au-dessus d'elle. Néanmoins, sa fureur ajouta une certaine violence à la pirouette improvisée, car elle l'entendit s'effondrer contre une bibliothèque, au fond de la salle, qui tomba à moitié sur lui, déversant un siècle de poussière et le rendant de ce fait à peu près visible. Il restait une forme imprécise, mais désormais, il ne pouvait se cacher.

"Il faut savoir déclarer forfait, vous savez." poursuivit-elle d'une voix plus calme, retroussant ses lèvres pour dévoiler ses canines luisantes. "De toutes façons, vu ce que vous avez fait à ma robe, je n'ai pas d'autre choix que de vous tuer. Par contre, excusez-moi, mais je n'abrège jamais la vie de quelqu'un en guenilles."

Accompagnant le geste à la parole, elle attrapa les derniers pans de la robe et les arracha sans égard avant de les laisser glisser de ses doigts. Ils tombèrent sur le sol avec grâce, formant un étrange océan bleu sur le parquet poussiéreux. A présent, Aliénor ne portait plus qu'un corset blanc brodé dont les fines bretelles tenaient à peine sur ses épaules graciles, ainsi qu'une jupe légère de la même couleur. Ces dessous n'étaient pas censés être montrés, mais dans les circonstances actuelles, elle n'avait pas vraiment le choix. En penchant la tête sur le côté, là où sa blessure l'élançait toujours, elle s'aperçut que le corset avait également été perforé. Lançant un regard meurtrier à Richard, elle glissa jusqu'à lui et le souleva par le col, aussi aisément que s'il avait été une plume.

"Vous allez le payer cher, très cher. Et je vous conseille de me regarder dans les yeux quand je vous parle, sinon, ça va encore plus mal se finir que prévu."

Bien qu'il soit toujours plus ou moins invisible, elle était persuadée qu'il ne regardait pas ce qu'il fallait, tout ça parce que son corset montrait son décolleté qui se soulevait à un rythme saccadé. Rien que pour cela, et surtout parce que cela l'amusait, Aliénor le fit voler à l'autre bout de la pièce, percutant un tableau cette fois. Elle était très douée au jeu de fléchettes, elle mettait toujours dans le mille.

Faire voler Richard était devenue l'activité favorite d'Aliénor, surtout lorsqu'elle constata qu'il était assez amoché lorsqu'il se releva la deuxième fois. Elle le regarda sans vergogne, dans sa chemise toute déchirée, chemise qui d'ailleurs semblait compter pour lui. La vampire esquissa un sourire sadique : Oeil pour oeil, dent pour dent, petit chenapan. Il avait saccagé sa robe, elle lui ravageait sa chemise. C'était équitable, non ?

En attendant, Richard semblait en assez mauvais état. D'ailleurs, il eut même besoin d'aller finir son verre de whisky -miraculeusement indemne- pour certainement calmer ses multiples douleurs et oublier sa fatigue. Aliénor observa tout ceci avec amusement, ne s'approchant pas pour le moment. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir, le pauvre. Dans moins d'une minute, il allait quitter ce monde. Puis, il fit tourner les dagues dans ses mains, cherchant sans doute à la rendre anxieuse, ou peut-être plutôt pour faire disparaître son propre stress. Après tout, il avait dû comprendre depuis longtemps qu'Aliénor ne le craignait en aucune façon, quoi qu'il fasse.

"Je vais vous faire payer les dégâts d'une toute autre façon" dit-elle d'un ton dépourvu d'émotion. "Je croyais d'ailleurs avoir été très claire sur ce point."

Elle le vit se préparer à une nouvelle attaque, tenant fermement les couteaux dans ses mains d'un air menaçant. Il ressemblait à un grand nounours armé. Cette image la fit sourire quelque peu, mais son visage retrouva bientôt son air glacial et impassible. Ce n'était plus le moment de jouer, il fallait en finir. Il tenait une dague dans chaque main, mais c'était loin de le rendre invincible. Aliénor décida d'aller droit au but, et tant pis si cela ferait des dégâts. Elle n'avait plus envie de retenir ses coups, de regarder sa robe se déchirer sans rien faire. Elle fonça jusqu'à lui, trop vite pour qu'il puisse parer quoi que ce soit, même s'il y était préparé, et arracha la dague qui était dans sa main gauche ; celle-ci heurta le sol dans un bruit métallique. Tout aussi rapidement, elle attrapa son autre poignet et retourna la lame contre l'homme, la posant contre son cou, utilisant toute la force dont elle était capable pour qu'il ne puisse se dégager. On jouait dans la cour des grands, à présent. Il n'y avait plus de place pour les simples mortels. Elle se plaqua contre lui, l'entourant d'un bras puissant pour ne lui laisser aucune chance, et appuya alors davantage la lame contre son cou. Le sang se mit à perler, miroitant. Magnifique. Aliénor se laissa hypnotiser un instant, mais garda tout de même ses esprits. Elle se mit sur la pointe des pieds, et approchant sa bouche de son oreille, elle susurra :

"Je crois en savoir assez sur vous, monsieur Rahl. Il est temps que la nuit tombe sur votre existence. Certes, je vous regretterai."

Elle eut un sourire appâté avant d'écarter la dague de lui pour planter ses crocs dans sa nuque. Elle n'y avait pas été très fort, juste assez pour lui arracher un cri et pour mieux apprécier la mise en bouche qu'il lui avait donnée avant qu'ils commencent à combattre. Le sang chaud afflua dans sa bouche, et elle eut aussitôt envie de pousser les choses plus avant, de le vider intégralement de sa substance, mais à cet instant précis, un jet de lumière les percuta de plein fouet et les sépara brutalement. Aliénor, sonnée, mit quelques secondes à se ressaisir. Jamais encore on l'avait interrompue de la sorte pendant qu'elle buvait ! Quel toupet !

Elle plissa les yeux et aperçut alors une dizaine de sorciers qui venaient juste d'entrer dans la pièce saccagée. Ils étaient vêtus d'un très mauvais goût et levaient tous leurs baguettes dans leur direction. Certains tenaient même des chaînes et d'autres accessoires de torture. Des gens charmants.

"Ce sont vos amis ?" demanda Aliénor tout en essuyant un filet de sang qui perlait au coin de ses lèvres.

Un autre maléfice se dirigea alors vers Richard, et la vampire déclara alors, d'un ton parfaitement naturel :

"Apparemment, non."

Elle ne prêta pas attention si le sort avait touché sa cible ou non -après tout, Richard possédait une baguette, qu'il s'en serve !- et se tourna vers les nouveaux venus, attendant qu'ils se présentent.

"Le patron savait que tu n'étais pas assez réglo, Richard." dit l'un d'eux d'une voix caverneuse tout en faisant tournoyer sa chaîne d'un air menaçant. "Ils nous a dit de terminer le travail si jamais tu échouais... Et apparemment, on a bien fait de venir, pas vrai les gars ?"

Toute la bande éclata d'un rire gras et Aliénor leva les yeux au ciel pour montrer son impatience.

"C'est dommage, le patron n'a pas précisé si on devait te laisser en vie." reprit le chef des mercenaires. "Du coup, on va faire à notre sauce."

"Je ne crois pas. J'étais là avant !" fit la vampire en le poussant si brutalement qu'il tomba en arrière, pratiquement sur deux de ses acolytes.

Elle lança un regard à Richard, haussant les sourcils avec un sourire en coin. De toutes façons, mieux valait se défendre ensemble contre ces cinglés et ensuite, on aviserait...

Décidément, ce Richard avait énormément d'atouts dans sa manche, ou plutôt dans sa poche si l'on en croyait le petit détonateur qu'il avait subrepticement sorti. Aliénor leva un sourcil étonné en voyant quelques mercenaires se faire électrocutés et tomber lourdement par terre, inconscients. Elle eut un sourire d'appréciation mais eut à peine le temps de savourer ce petit tour de passe-passe que l'un des hommes la traita de créature immonde. L'insulte glissa sur elle comme la caresse d'une plume de cygne sur sa peau, mais Richard sembla offensé qu'on lui dise de telles choses. Comme tout cela était curieux... Commençait-il à l'apprécier ? Dommage pour lui, elle n'en avait pas moins l'envie de mordre dans sa gorge à pleines dents. D'ailleurs, il réagit au quart de tour, lançant un Avada Kedavra sur l'infâme mortel qui avait osé prononcé une telle abomination. Hélas, le maléfice heurta un autre mercenaire qui s'écroula aussi sec.

"Vraiment, ou est passé votre savoir vivre ? On ne vous a jamais appris à traiter une Dame avec le respect qui lui ait due ?"

Tout en levant la main, Aliénor s'approcha de Richard mais fut étonnée de le voir se cacher derrière le canapé. Qu lui arrivait-il ? Elle eut la réponse à peine une seconde plus tard, alors que le sortilège de mort la frappait de plein fouet. Elle accusa le coup en courbant le dos, une douleur terrible lui vrillant le corps tout entier. Les mercenaires avaient cessé de lancer des sorts, pensant peut-être l'avoir touchée mortellement, mais ils semblaient mal renseigné sur les vampires, car elle se redressa quelques instants plus tard. Se tournant vers eux d'un air implacable, elle esquissa un sourire en coin avant de fondre sur eux, capturant leur esprit dans ses yeux de biche.

"Tout doux mes chéris..." dit-elle sans cesser de sourire. "Je suis sûre que vous ne souhaitez pas vous faire du mal..."

D'un geste de la main, elle leur fit baisser leurs baguettes d'un même élan, puis elle arpenta la pièce juste devant eux, comme un général face à ses soldats. Elle ne s'arrêta que deux ou trois fois dans les rangs, les mains derrière le dos, elle susurrait alors à l'oreille d'un mercenaire plongé dans un total mutisme :

"Tue ton petit camarade. Il a été très méchant."

L'homme sortait alors de sa torpeur éveillé et lançait un sortilège de mort sur un autre, qui ne pouvait bouger. Aliénor recommença ce manège plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un seul mercenaire encore en vie, tremblant et pétrifié, des larmes de panique dans les yeux car il avait assisté à ce massacre orchestré par la vampire. Celle-ci semblait s'amuser comme une petite folle. Elle aimait tellement contrôler plusieurs esprits faibles en même temps, c'était si exaltant ! Elle aurait pu prolonger les festivités, comme les convaincre qu'ils étaient de dociles petits chiens, mais elle n'oubliait pas qu'un autre homme l'attendait.

"Bien. Tu vas rester très sage, d'accord ?" fit-elle au dernier mercenaire, tournant lentement autour de lui en l'effleurant afin de le rendre un peu plus terrifié.

L'esprit de l'homme était toujours à elle, elle le maintenait en captivité, comme un petit oiseau entre ses mains aux ongles coupants comme du verre. Il ne pouvait agir, il ne savait que la regarder. Aliénor adorait lorsque les hommes avaient ce genre d'air implorant et impuissant. C'était jouissif.

Se tournant vers le canapé, mais sans s'approcher, elle lança à Richard :

"Monsieur Rahl ? Vous pouvez sortir de votre cachette. Les petits moutons ont fait le ménage eux-mêmes. Il ne reste qu'un agneau égaré."

Elle n'attendit pas de voir s'il était de nouveau debout qu'elle posa une main sur le torse de l'homme en son pouvoir.

"Je vous en ai laissé un. Ma gentillesse me perdra... Vous pouvez jouer avec lui, si vous en avez envie. Je vais me contenter de regarder."

Alliant le geste à la parole, Aliénor s'éloigna du mercenaire et prit place sur le canapé, éparpillant son jupon en part égale de chaque côté d'elle, l'air posé.

Oh, comme il était mignon ce mortel ! Il essayait de dire quelques mots dépourvus de sens pour mourir dignement. Le pauvre fou... Aliénor s'attendrit quelque peu devant ce mercenaire, elle lui aurait même demandé de faire risettes si elle avait été un peu moins pressée. Mais elle avait envie d'en finir, il commençait à se faire tard, et torturer mentalement les hommes devenait assez répétitif au bout d'un moment. Comme toute bonne chose, il ne fallait pas en abuser. Peut-être est-ce pour cette raison qu'elle relâcha quelque peu son attention sur lui, son esprit se détachant légèrement du sien pour s'intéresser à Richard. Il ne voulait pas se charger de lui assener le coup de grâce ? La vampire fit une moue déçue. N'appréciait-il pas le cadeau qu'elle lui faisait ? Décidément, elle ne comprendrait jamais rien aux mortels. Même lorsque l'on cherchait à les satisfaire, ils n'étaient pas contents.

Elle haussa légèrement les épaules et se tourna de nouveau vers le mercenaire, levant une main aux ongles acérés pour lui trancher la gorge, mais à cet instant précis, un souffle puissant la projeta à l'autre bout de la pièce. Les yeux grand ouverts, elle resta quelques secondes stupéfiée, fixant le plafond d'un air perplexe. Puis, elle se redressa sur les coudes en grimaçant, sentant son corps tout courbaturé crier de douleur. En observant la pièce d'un rapide regard, elle s'aperçut que tout avait une allure post-apocalyptique. Une brume rose recouvrait la majeure partie des murs, du sol et du plafond, et une odeur nauséabonde emplit bientôt ses narines. Elle retint une grimace de dégoût, car ce parfum de chair humaine crue n'éveillait en elle aucune envie particulière. Quel gâchis... Tant de sang pulvérisé, détruit à jamais... Elle n'avait même pas pu en avoir une goutte sur la langue !

C'était là une bien triste façon de mourir. Aucune élégance, nulle poésie. Rien d'autre que la destruction. Aliénor détestait les bombes et les armes à feu, on ne pouvait tuer convenablement en utilisant ces choses.

Dépitée, elle baissa les yeux vers son propre corps et ne put s'empêcher de laisser échapper une exclamation de dégoût.

"C'est absolument affreux..." maugréa-t-elle en s'observant.

Elle était recouverte entièrement de lambeaux de chair, de morceaux pulvérisés et autres petites choses tout aussi écoeurantes. Elle ne pouvait rester comme cela, c'était immonde ! Elle se sentait également très faible, même si d'après ce qu'elle pouvait en juger, elle était en un seul morceau. Peut-être que le souffle de l'explosion l'avait vidée de ses forces au lieu de la pulvériser comme un simple bout de viande ? Etait-ce possible ? Aliénor ne s'attarda pas longtemps sur cette question, car elle vit soudain une ombre s'élever devant elle. Elle plissa des yeux et les écarquilla tout aussitôt, reconnaissant Richard. Vraiment increvable, celui-là ! Comment pouvait-il se tenir debout alors qu'elle-même peinait à se mettre sur ses jambes ? Elle eut plus que jamais l'envie dévorante de le tuer.

"Ne vous... approchez pas !" dit-elle d'un ton saccadé.

Elle ne voyait pas comment le menacer de quelconque manière que ce soit. Pour la première fois, il avait l'avantage sur elle. Il pouvait sortir une arme et la pointer droit sur sa tête, elle n'avait plus la force pour l'éviter. Ah, comme elle pouvait le haïr... Elle ferma sa bouche suffocante et assoiffée puis serra les dents, ne voulant pas lui faire le plaisir de paraître diminuée. Elle avait tellement envie de prendre une douche, de faire disparaître pour de bon cette pestilence et cette chair en bouillie qui collait déjà à sa peau... mais Richard allait se charger de son cas. Elle se demanda alors ce qu'il adviendrait d'elle, puisque l'enfer ou le paradis lui étaient à jamais interdits. Allait-elle errer jusqu'à la fin des temps, fantôme sans consistance ? Ceux qui errent ne sont pas toujours perdus, mais elle, en tous cas, avait perdu.

Aliénor détestait ce sentiment d'impuissance qui l'envahissait. Elle avait beau le repousser, il s'installait en elle, amenuisait les dernières forces qui lui restaient, même si son esprit combattif tentait de reprendre le dessus. Elle avait besoin de se ressourcer, elle avait besoin...

Elle fit une tentative désespérée pour s'éloigner lorsque l'homme s'agenouilla près d'elle, mais c'était peine perdue. L'un de ses coudes qui la retenait lâcha brusquement, lui faisant perdre pitoyablement l'équilibre pendant quelques secondes. Elle prit rapidement le dessus, lançant un regard meurtrier à Richard. Elle n'avait plus que ses yeux perçants pour seule arme, c'était si révoltant qu'une rage sourde l'envahit soudain.

Pourtant, elle fut profondément surprise de le voir se pencher au-dessus d'elle pour enlever quelques lambeaux de peau calcinée et quelques fragments minuscules d'os sur son corps meurtri. Dans quel but faisait-il cela ? Que cherchait-il à prouver ? A moins qu'il ne veuille l'aider à retrouver une apparence correcte... Etrangement, elle ressentit une sorte de gratitude à son égard. Même s'il était bien loin de lui rendre sa splendeur en enlevant seulement quelques petits déchets, c'était le geste qui comptait. Dans l'état d'esprit dans lequel elle se trouvait, elle n'avait plus la place pour la rancune ou la haine. Il lui semblait flotter quelque part en dehors de son corps, dans une brume rose pastel, entourée par des cadavres à moitié déchiquetés...

Elle revint brusquement à la réalité lorsqu'elle sentit Richard passer une main dans son dos et la soulever légèrement, la tenant étroitement contre lui. Son odeur hâlée entra alors dans ses narines, un parfum exquis malgré le fait qu'il était emprunt de fragrances nauséabondes de chair calcinée. Aliénor inspira à pleins poumons, sentant quelque chose se réveiller au plus profond d'elle, la créature assoiffée qui réclamait son dû tant désiré...

Il plaça les bras de la vampire autour de son cou, et par réflexe, elle crispa ses mains tout autour. Quel tableau lugubre devaient-ils faire tous les deux, enlacés de la sorte au milieu d'un paysage d'horreur et d'apocalypse, tels deux anges déchus dans un tableau de Rubens. D'une légère pression dans son dos, elle sentit qu'il la rapprochait davantage de lui, elle nicha alors son visage dans sa nuque, cherchant à tous prix à calmer la créature qui devenait fanatique de l'odeur omniprésente.

Cependant, elle s'écarta légèrement lorsqu'elle l'entendit prononcer cette phrase étrange, qui n'était jamais dite hormis par les fous qui souhaitaient se rapprocher au plus près des créatures de la nuit. Elle savait que Richard ne faisait pas partie de ces maniaques un peu trop attirés par la noirceur. Il voulait simplement lui rendre service. Était-ce possible qu'un humain ait suffisamment de cran pour faire une chose pareille ? Ou le souffle de l'explosion l'avait-il rendu complètement fou ? Elle n'aurait su le dire, elle ne parvenait pas à distinguer son regard vu comme elle était placée. Puis, elle vit qu'il penchait la tête sur le côté, offrant une vue parfaite de sa nuque et de sa veine jugulaire qui palpitait. Aliénor se sentit aussitôt hypnotisée, caressant les deux petits trous noirs du bout de ses doigts blancs. La première fois, elle avait volontairement évité les veines qui alimentaient le coeur et le cerveau, mais cette fois-ci, en serait-il autant ? Pour retrouver toute sa force, elle devait boire le plus vite possible, prendre la plus grande dose de vie.

"Je ne vous promets rien." dit-elle, répondant à sa réplique avant d'ouvrir grand la bouche et de planter ses crocs dans son cou.

La peau se déchira aussi aisément qu'une feuille de papier. Il n'y avait pas à dire, mais Richard était un grand crû. Il avait beaucoup tué, fait quantité de méfaits qui coulaient si doucement sur sa langue... Aliénor en frissonna de plaisir et ne lâcha pas prise, se sentant plus forte de seconde en seconde. Pas question de le lâcher, elle devait terminer ce qu'elle avait commencé. Il n'aurait pas dû lui proposer une chose aussi risquée, il allait devoir en payer le prix, à présent. Ce n'était pas de sa faute à elle. Après tout, elle n'était qu'une vampire.

Soudain, elle ressentit une violente décharge sur son ventre. Elle eut l'impression que son corps se déchirait en deux sous la puissance de l'électricité. Elle fut contrainte de lâcher prise et tomba violemment en arrière, le souffle coupé et la bouche en sang. Elle mit quelques instants à se remettre d'un tel choc et secoua la tête pour se ressaisir totalement. Heureusement, le sang de Richard avait eu son petit effet, si bien qu'elle n'avait pas perdu de force, cette fois-ci. Elle se sentait très bien, même si elle avait l'impression d'être en décalé par rapport à ce qui se passait. Se relevant d'un bond, elle jeta un regard à l'homme affaibli, à ses pieds, et qui tenait une arme qui crépitait encore. Un léger sourire apparut sur ses lèvres ensanglantées, et elle se contenta de dire avec une humilité surprenante :

"Merci."

Cependant, on ne sut jamais si elle lui était reconnaissante de l'avoir redonnée la force nécessaire pour survivre, ou si elle le remerciait de l'avoir empêché de le tuer. Le mystère reste d'ailleurs toujours entier.

Elle s'en alla ensuite dans un froissement d'étoffes, disparaissant de sa vue par une fenêtre béante, sa peau aussi pâle que la lune qui brillait au-dessus de sa tête.