Persuasion... [FE]

Persuasion

L'immortalité a parfois un goût amer. On a tout le temps que l'on souhaite pour réaliser ses rêves, à la différence des mortels qui se plaignent sans cesse d'être en retard et de ne jamais accumuler assez de choses dans une vie, et pourtant, on en arrive aussi au point de non retour. On se laisse apprivoiser. On fait entrer une part d'humanité dans l'enveloppe vide qui nous sert d'enveloppe corporelle et tout devient différent. Le temps commence alors à filer vite, trop vite... Les mois deviennent des jours, les heures s'enfuient en minutes impalpables... On ne peut plus rien tenir dans ses poings. Rien que du vide.

Ces temps-ci, Aliénor avait l'impression que tout filait comme du sable entre ses doigts. Tout d'abord, elle avait assisté à la mort de Vladimir, impuissante. Cela n'avait beau être qu'un simple humain qui avait revêtu son apparence, cette image de lui, sans vie, avait laissé une empreinte vivace dans son esprit. Elle avait tenté de prendre le dessus, mais la peur de le perdre était devenue son pire tourment. Ensuite, elle avait ressenti cette chose étrange pour cette demoiselle, Elinor Thorpe, lors de leur rendez-vous dans le village Moldu. Elle s'était en quelque sorte enfuie pour ne pas avoir à réfléchir sur ce point, ce qui ne lui ressemblait absolument pas. D'ordinaire, elle aurait réglé le problème en buvant le sang de la fille et en la laissant morte dans un fossé. Il n'y avait pas à tergiverser, seule l'action était salutaire. Mais voilà que la vampire changeait... Cette part d'humanité qu'elle avait laissé entrer en elle était en train de la dévorer. Elle n'était plus la même. D'ailleurs, elle ne prenait plus autant de plaisir à tuer. Que lui arrivait-il ? Etait-ce la folie qui s'emparait d'elle, après tous ces siècles d'existence ? Allait-elle devenir mentalement instable comme elle l'avait vu chez de très vieux vampires ? Ce funeste destin serait-il le sien ?

Elle n'allait pas se laisser piétiner comme une vulgaire mortelle. Elle pouvait contrôler ses émotions. Après tout, elle n'avait pas d'âme, comment pourrait-elle ressentir quelque chose ?

Elle en était là de ses réflexions lorsqu'elle entendit frapper à sa porte. Etonnée, elle se redressa dans son confortable fauteuil et tourna la tête vers le hall d'entrée, caché dans cet angle par une imposante étagère croulant de livres, certains très anciens et d'autres plus récents.

"Serait-ce le dîner ? Un petit chaperon rouge égaré ?" se demanda-t-elle à voix haute en passant la langue sur ses lèvres avec appétit.

Plongée dans ses pensées, elle avait failli sauter un repas. Quel outrage ! Même si elle se posait de profondes questions sur le sens de sa vie, sur la finalité de ses meurtres, elle n'en restait pas moins une créature assoiffée de sang. Elle ne pouvait refouler ses profonds instincts, et préférait mourir que de boire du sang d'animal !

Elle se leva donc de son fauteuil avec beaucoup d'entrain, quitta le grand salon pour aller dans le hall d'entrée, très haut de plafond, jeta un regard désintéressé à l'imposant escalier de marbre qui serpentait jusqu'au premier étage, et ouvrit la lourde porte en chêne. Lorsque ses yeux se posèrent sur Elinor, un léger spasme tordit sa bouche, et elle resta interdite un court instant, le temps que la jeune femme parle. Elle ne lui répondit rien, se contentant de planter son regard perçant dans le sien. Elle resta immobile une longue minute, la main crispée sur la poignée de la porte, puis soudain, se détourna d'elle pour disparaître dans la pénombre du hall. Elle avait laissé la porte entrebaîllée, si bien qu'elle invitait implicitement Elinor à entrer. La vampire espérait juste que ses charmants petits amis qui l'accompagnaient aient la courtoisie de rester dehors.

Une fois qu'elle sentit l'odeur de la jeune femme, signe qu'elle l'avait suivie dans le grand salon, Aliénor prit la parole, sans pour autant se tourner vers elle. Vêtue d'un élégant déshabillé en soie d'un violet et doré chatoyant, ses cheveux tombant en cascade dans son dos, elle avait croisé les bras et fixait le paysage enneigé à travers la baie vitrée juste devant elle. Le matin commençait à poindre, jetant des couleurs pastels sur la nature immaculée. C'était un spectacle absolument magnifique, mais la vampire n'y voyait aucun attrait : elle en avait vu des milliers dans ce genre.

"Alors, que me vaut cette visite ?" demanda-t-elle sèchement.

Elle ne préférait pas regarder Elinor une nouvelle fois, car cette enfant mettait en relief tout ce qu'elle exécrait : cette humanité qui arrachait son cerveau en deux, qui l'empêchait d'être qui elle était. Pourquoi voulait-elle la prendre dans ses bras, la couver des yeux alors qu'elle aurait dû rêver de la déchiqueter comme une simple poupée de chiffon ?

"Tu es venue accompagnée, cette fois." lui fit-elle remarquer avec un rictus. "Amusant... Tu as donc si peur que je t'égorge ou que je te séquestre ici ?"

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Aliénor tentait de masquer son trouble derrière un masque d'indifférence. Elle s'était tournée vers la jeune femme lorsque celle-ci avait pris la parole, s'étant composée au préalable un visage parfaitement neutre. Nulle ride d'expression ne venait enlaidir ses traits de poupée blafarde. Sa peau semblait avoir la blancheur et la douceur de la porcelaine. Il fallait des siècles d'entraînement pour arriver à un tel degré de perfection. Les jeunes vampires n'étaient pas assez subtils pour y parvenir.

Ainsi donc, Elinor était venue car "elle s'inquiétait de ne pas avoir de nouvelles"... Comme c'était touchant, et d'une perfidie peu commune. La vampire avait parfaitement décelé la lueur moqueuse dans les yeux de son "élève". Elle jouait à ses dépens, elle pensait peut-être avoir compris le fin mot de l'histoire, le dénouement tout entier. Pauvre enfant... Elle ne pouvait en saisir le sens. Aliénor elle-même s'y perdait. Bien entendu, Elinor se souvenait parfaitement de leur dernière rencontre, mais elle y avait attribué un sens totalement faux. Qu'importe, elle avait le droit de croire ce qu'elle voulait. Aliénor ne souhaitait pas pénétrer dans son esprit pour y changer les informations à sa convenance. Elle n'appréciait pas que ses "élèves" soient ses pantins. Elle réservait ce sort seulement à ses victimes.

" Oh, j'y ai été obligée par le Mage Noir...Tu l'intéresses beaucoup... Mais je n'ai pas peur que tu m'égorges ou que tu me séquestres car je te sais désormais capable de bonté à l'occasion."

A ces mots, Aliénor tressaillit, sentant quelque chose se contracter dans ses entrailles. Qu'avait-elle osé dire ? Une vampire comme elle, capable de bonté ? Son masque d'indifférence s'effrita sous l'effet de cette attaque indirecte, et son instinct de créature de la nuit s'éveilla aussi prestement que si on venait de la blesser cruellement. Elle jeta un regard incendiaire à la jeune femme, mais cela ne dura qu'une fraction de seconde. Elle parvint à se contrôler à temps, à rendormir la créature au fond d'elle qui n'avait qu'une envie : empêcher cette enfant effrontée de dire d'autres paroles de ce genre en lui arrachant la langue. Faussement sereine, Aliénor battit des paupières et voila son côté sombre avec aisance. Elle rejeta alors sa tête en arrière et laissa échapper un rire à glacer le sang. On ne pouvait en déduire si la situation l'amusait réellement ou si elle riait ainsi pour s'empêcher de mordre.

Puis, elle se tut pour écouter attentivement ses dernières paroles. Elle avait tenté de se rattraper, mais rien, absolument rien, ne pouvait faire oublier à la vampire ce qu'elle avait entendu auparavant. Ainsi, toutes les personnes de son "entourage" la pensaient capables... d'aimer. Etait-ce possible ? Une faculté insoupçonnée ? Comment pouvait-elle se développer maintenant, après tous ces siècles ? Non, cela ne pouvait être que le début de la folie, le commencement de la fin de toute chose... Le dénouement de son existence vampirique. Et la fin de sa vie, par la même occasion.

"Oh, oui, dit-elle très calmement. Je suis persuadée que ta vie doit être un véritable enfer... Pauvre petite fille. Papa est mort, maman est devenue folle, et elle s'est laissée dépérir. Seule, toute seule... Puis une vampire lui tend les bras, lui promettant monts et merveilles, mais la petite fille préfère obéir au Méchant. Elle souhaite lui livrer la vampire. J'aimerais compatir à ton sort, je t'assure... mais il y a des choses bien pires qui peuvent arriver, surtout aux enfants qui ne sont pas sages... C'est encore plus dur de vivre quand on n'a plus d'yeux, ou de mains. Tu préfèrerais garder quoi, si je te laissais le choix ?"

Ce n'était que des mots, de simples menaces. Aliénor en proférait comme elle respirait. Elle avait planté son regard dans celui de la jeune femme, ses yeux perçants comme ceux d'un oiseau de proie détaillant son âme en morceaux, tel un met raffiné qu'elle rêvait de goûter. Avec ces mots, elle avait cherché à la rabaisser, à la faire souffrir autant qu'Elinor l'avait touchée en parlant de maudite bonté... Il fallait lui faire comprendre qu'on ne pouvait pas jouer à sa guise. Il ne fallait pas dépasser les limites, jeune fille...

Par ce biais, elle venait également de lui révéler qu'elle savait des choses sur ses parents décédés. Etait-ce volontaire ou pas ? Impossible de le savoir. Le visage d'Aliénor gardait son impassibilité habituelle. Elle avait voulu la toucher en plein coeur, juste par curiosité, pour voir ce que cela ferait... Après tout, elle n'avait jamais vu Elinor vulnérable. Le spectacle promettait d'être amusant, tout du moins, si elle avait visé juste.

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Quelle grande tragédienne elle avait devant elle ! Même si Aliénor ne respirait pas, elle en eut le souffle coupé pendant quelques instants. Elle ne put s'empêcher de ressentir un élan de pitié pour cette jeune femme qui s'était prise à son propre piège. Elle avait obéi à son Maître mais, dans son désir de plaire à la vampire, elle se sentait coupable d'une telle chose. Sa vie aurait été beaucoup plus simple si elle n'avait jamais croisé le chemin d'Aliénor, mais celle-ci ne se remettait pas en question pour autant. Elinor avait été comme un papillon attiré par une flamme dangereuse, et à présent qu'elle était en train de se brûler les ailes, de se consumer pleinement et entièrement, elle prenait seulement conscience de ce que cela impliquait. Oui, tout cela était fort tragique. Nulle issue heureuse pour Elinor Thorpe, la petite orpheline qui avait embrassé le Mal.

Aliénor avait remarqué ses mains trembler lorsqu'elle avait proféré ses sombres menaces et qu'elle lui avait dit quelques mots sur sa famille disparue. Tout avait fonctionné à merveille. Elinor avait été déstabilisé, vaincue peut-être, pendant quelques instants. Pour l'achever, la vampire aurait pu tout lui révéler à cet instant, lui dire qu'elle était la cause de son malheur, l'immonde créature qui lui avait pris son père par jeu. Un petit jeu que la jeune femme se complaisait à reproduire, d'ailleurs. En torturant d'autres hommes, peut-être pères de famille, n'accomplissait-elle pas sa propre déchéance encore et encore ? Cet instinct de destruction était des plus admirables, c'était même peut-être cela qui avait intrigué Aliénor lorsqu'elle l'avait rencontrée. Si elle ne lui avait pas arrachée son père, elle avait l'intime conviction que la jeune femme serait différente à l'heure qu'il est. Très satisfaite du résultat obtenu, elle ne désirait nullement remonter le temps pour changer ce qui avait été fait. C'était toujours valorisant de se dire qu'elle avait créé un monstre sans même avoir eu besoin de le vider de son sang.

Lorsque Elinor sortit sa baguette, Aliénor ne put retenir un rictus amusé, puis elle se composa un visage parfaitement impassible, joignant ses mains qui disparurent dans les méandres de ses longues manches violettes. Après tout, elle avait mérité que la jeune femme lui lance un sort ou deux. Elle avait besoin de se défouler, c'était compréhensible. La vampire resta donc face à elle, immobile, attendant de sentir le chatouillis caractéristique d'un maléfice sur sa peau. Elle fut très étonnée de voir la baguette d'Elinor tomber de sa main pour atterrir sur le sol dans un bruit sonore. Perplexe, elle lança un regard à la jeune femme qui avait déjà tourné les talons pour s'enfuir. Où allait-elle ? Il était rare qu'Aliénor n'anticipe pas la réaction d'un mortel, mais cette fois-ci, elle resta tout à fait stupéfaite. Comment, pas de sortilège ? Aucune punition ? Pauvre enfant... Elle devait l'avoir sacrément chambouler pour qu'elle montre une telle vulnérabilité !

Aliénor n'allait pas la laisser partir de la sorte. Elle la rattrapa dans un froissement d'étoffe, et avant même qu'Elinor ait eu le temps d'ouvrir la porte, elle posa brusquement la main sur la poignée avant de planter son regard dans le sien. Elle la fixa un long moment de ses yeux perçants, n'exprimant ni haine ni joie, tels ceux d'un rapace contemplant un paysage, et soudain, tendit la main vers son visage. La jeune femme n'eut pas le réflexe de se reculer, la vampire effleura donc sa joue mouillée de larmes d'un revers de main, frissonnant en sentant ce liquide chaud et salé entrer en contact avec sa peau glacée. Son regard changea alors légèrement. Il devint plus froid, distant, ses yeux se colorèrent d'un halo bleu électrique. Nul ne savait ce qu'elle comptait faire. Ses ongles se replièrent sur la joue d'Elinor, prêts à griffer la chair tendre, puis soudain, avec une lenteur infinie, Aliénor fit glisser sa main dans le dos de la jeune femme, son autre main venant se poser sur son épaule, et l'attira contre elle.

"C'est tout... C'est fini... Du calme, mon enfant..." murmura-t-elle avec une tendresse qui lui était habituellement inconnue.

Elle la tint étroitement serrée contre elle pendant un moment, caressant ses longs cheveux d'une main, puis elle s'éloigna d'elle quelque peu, même si son autre main était toujours posée sur sa taille. Elle lui adressa alors un sourire sincère, dépourvu de sarcasme ou d'ironie, et déclara d'un ton serein, tout en effleurant de nouveau sa joue :

"Tu as prouvé ton allégeance. Je ne te ferai aucun mal. Mais nous avons tout de même un véritable problème. Il va falloir qu'on se débarrasse de ces parasites qui attendent au dehors. Une fois que ce sera chose faite, je doute que le Mage Noir soit clément à ton égard. Es-tu certaine de vouloir prendre ce risque inconsidéré ?"

Aliénor parlait des Mangemorts qui étaient venus avec Elinor. Elle savait très bien qu'ils refuseraient de partir sans accomplir leur tâche, et c'était fort louable. Ils étaient des hommes d'honneur, en quelque sorte. La vampire veillerait personnellement à ce qu'ils emportent cette qualité jusque dans l'autre monde. Puis, se souvenant de ce qu'elle avait dit à la jeune femme précédémment, elle ajouta d'une voix feutrée et fuyante :

"Nous parlerons de tes parents plus tard, ou plutôt, je le ferais si je souhaite t'évincer de ma vie à tout jamais."

Sur ces mystérieuses paroles, elle esquissa un sourire diabolique, car en son for intérieur, elle savait très bien que si elle avouait à Elinor qu'elle était la cause de son malheur, la jeune femme chercherait à l'éliminer, et elle devinait aisément qui gagnerait...