Des bribes, des fils de pensine

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T'es née dans la terre, tu l'as bouffé toute ta vie. Tu connais l'herbe humide, tu connais l'odeur des bêtes. Tu connais les nuits d'encre et le silence chaotique de la nature. Tu peux reconnaître une fleur rien qu'à son parfum, tu peux savoir quels sont les bons champignons. T'as déjà grimpé à la crime des arbres, t'as déjà mis bas une jument. T'as partagé les rêves de tes soeurs, et surtout tu aimes ta maman.

Bien avant qu'on t'arrache à la terre, qu'on te mette dans un train, pour l'ailleurs, pour l’après. Que tu laisses une famille en larmes de l'autre côté d'une barrière. Qu'on t'élague de ton passé.

T'es un arbre, l'étrangère. La gueuse parmis les fous. T'as une robe de sorcière mais tu t'accroches à une poële, de toute ta vie.

Tu connaissais l'ardeur de l'enfance, les colères amicales. Tu connaissais les bagarres pour rire, les insultes mensongères.

Tu connaissais pas encore la guerre.

Elle a fait bouillir l'eau pour les choux et s'affaire maintenant à engueuler son ainée qui veut absolument se rendre à c'maudit bal du village rencontrer je ne sais quel Geoffroy. Le ton monte, l'homme fuit (affaires de bonnes femmes lui a déjà dit non et poué y'a dech trucs à faire lô bas à l'étable), et la voilà qui tape du pieds par terre, crie qu'elle est trop jeune. Quel mal y a-t-il à vouloir préserver l'enfance, j'vous le d'mande !

Dans son dos la mioche se redresse sur ses pattes arrière et tend la main vers la queue de la casserole qu'elle a oublié de tirer vers le mur. Elle touche à tout cette ptiote de 5 ans, pire que ses soeurs au même âge, et ça l'exaspère de longue quand elle fouille dans sa malle à couture.

Mais là elle n'a pas le temps de faire un geste, juste d'envoyer Magdalène au diable et son Geoffroy avec, quand elle tourne la tête et voit les doigts d'enfant sur le manche qui vacille. Puis la casserole bascule et le monde tombe au bord de l'univers, de sa place chaude entre ses seins jusqu'aux tréfonds de son ventre.

Elle l'a vu, l'eau, lui tomber en cascade sur ses poils de rouquine et son minois de ptiote. Elle l'a vu se fondre dans ses yeux fermés, recouvrir sa bouche qui s'est ouverte sur un cri. Elle la voit fumer.

Lonny hurle.

Dans les secondes qui suivent, où Balthus rapplique avec ses filles, où son aînée glisse le long du mur au bord de l'évanouissement, il y a son tablier sur le visage de Bonny, ses mains qui tremblent comme un tracteur en puissance, et elle manque de vomir à chaque expiration.

Dieu que les secondes sont longues avant que sa p'tite voix de bébé demande:

"Môman ?"

Et rajoute:

"Pas contente ?"

Bonny a les yeux ouverts, sa peau est froide, et des cristaux de neige fondent sur le col de sa robe. Il n'y a pas de cicatrices, pas de rougeur. Ses cheveux gouttent au sol, la fumée semble de la vapeur qui sort de sa bouche glacée. Un instant elle est un bonhomme de neige au milieu de la pièce, et un clignement de paupière plus tard, juste elle-même. Intacte. Sauve.

La casserole est à terre et Cydonia se brûle en voulant la ramasser.

Sur le seuil de sa porte, pour une première d'une série qui se terminera sur le quai d'une gare, Balthus embrasse la croix qu'il porte autour du cou et retire son chapeau.

Mon bébé a un goût de pluie
De pluie - de pluie d'or
Mon bébé a un goût de pluie
De pluie et d'or

Ce sont des lettres de feu, des gardiens de pierre. La chute lente des cendres au-dessus d'un lac. Des épées de marbre, des loups, une cicatrice. Une brindille, une cape, un mort-vivant. Des adultes terrorisés (ils ne peuvent plus le cacher), des bouches immenses et noires. Si noires. Puis tout le devient brusquement

Ce sont des fuites, des cachettes, des cris, des larmes. Un chaos de silhouettes qui la bousculent. Elle cherche (elle ne sait pas quoi, elle ne sait pas qui). Une sensation de chute la saisit aux trippes quand le château s'effondre (mais quel château ?)

Elle veut fuir, elle veut se battre. Elle veut rentrer à la maison (MÔMAN !)

C'est une lumière verte, aveuglante, comme la morsure d'un serpent.

Une poële qui git à terre et le corps d'une enfant.

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Lonny se réveille en sursaut, la chemise de nuit plaquée sur son corps par la sueur. Elle halète dans la pénombre, des mèches de cheveux roux collant à ses tempes, les pupilles dilatées. La peur s'est infiltrée dans son sang et frappe son front douloureusement au rythme des pulsations hystériques. Pendant un instant elle est sourde puis la musique quotidienne revient, de très loin. A l'étable les vaches mugissent et à la fenêtre la bise tente de percer le bois pour les attraper, elle et sa famille. Un violent frisson lui parcourt l'échine, fait trembler le lit.


"Qu'esse passe ma mine ?" murmure Batlhus, à moitié perdu dans le sommeil, la faisant sursauter.

Lonny a retenu un cri et essuie ses lèvres machinalement, avec des souvenirs qui s'étiolent comme le tissus craque sous l'usure du temps. Déjà elle oublie.

".... Rien mon homme. Rien, dors-toi."

Balthus grogne et quand elle se rallonge, son visage tourmenté se plaque contre son épaule ; son haleine lui brûle la peau. Elle ferme les yeux lentement tandis que par la pensée elle calme peu à peu son coeur affolé. Tout va bien, tout va parfaitement bien. Sa main passe et repasse sur son ventre rebondit pour la cinquième fois. A mi-voix elle se berce.

Mon bébé aura un goût de pluie
De pluie - de pluie d'or
Mon bébé aura un goût de pluie
Un goût de pluie et d'or